Le fait même de formuler une pensée dans un langage différent, et le fait même de la traduire dans un autre langage "exprime une notion nuancée que notre langage ne lui attribue pas".
Les traductions sont, selon Schopenhauer, toujours incomplètes, toujours inefficaces, parce que de l’anisomorphisme des codes naturels "provient le caractère nécessairement déficient de toutes les traductions". Chaque traduction est fausse, parce qu’il est impossible de produire une traduction d’une manière qui ne soit pas fausse. Si nous optons pour une traduction philologique, voici ce qui se produit:
Lorsque comparée à l’original, même en simple prose, la meilleure de toutes les traductions réussira tout au plus à avoir autant de succès que la transposition d’un morceau de musique dans une autre tonalité [...] chaque traduction demeure un travail mort, et son style est forcé, rigide, anormal:
C’est la raison pour laquelle un faux texte est créé, non pas au sens qu’il reproduit quelquechose de faux, mais au sens que son identité en tant que texte est fausse. Comme si un corps était privé de sa vie, démonté et remonté: un monstre en résulterait, qui ressemblerait à une créature, mais qui serait en fait une véritable reproduction d’un faux texte. Si, d’autre part, nous optons pour un recodage créatif, un faux est créé en ce qui a trait à sa relation avec le prototexte, une fausse reproduction d’un véritable texte est créée.
Alors elle devient une traduction libre [...], par conséquent une fausse traduction. Une librairie de traductions ressemble à une galerie de copies. Sans mentionner, en plus, les traductions des anciens écrivains qui sont leurs substituts, comme la chicorée est un substitut du café. (130-131
Schopenhauer est parfaitement cohérent, devons nous admettre: selon le célèbre philosophe, le goût de la chicorée constitue la caractéristique et de la traduction "libre" et de la traduction "en laisse".
Le célèbre linguiste Benjamin Lee Whorf est également pessimiste quant à l’espoir de réaliser une traduction libre. Ce qui, pour plusieurs défenseurs de la "traduction libre" est précisément la liberté, pour Whorf c’est inversement une obligation. Et cette obligation est encore plus insidieuse parce qu’elle est sournoisement acceptée du moment qu’un bébé acquiert sa langue maternelle. L’obligation est le langage lui-même, avec le contrat sous-entendu incorporé.
Nous découpons la nature, nous l’organisons en concepts, et nous assignons des significations comme nous le faisons, en grande partie parce que nous sommes parties prenantes à une entente pour l’organiser de cette façon, une entente qui est en force partout dans notre langage de communauté et qui est codifiée dans les patrons de notre langage. Bien sûr l’entente en est une qui est implicite et non-déclarée, MAIS SES TERMES SONT ABSOLUMENT OBLIGATOIRES; nous ne pouvons pas parler du tout excepté en souscrivant à l’organisation et à la classification de données que l’entente a décrétées. Ce fait est très significatif pour la science moderne, parce qu’il signifie qu’aucun individu n’est libre de décrire la nature avec une impartialité absolue mais est limité à certains modes d’interprétation même alors qu’il se croit le plus libre. (213-214)
Si toute culture a une obligation différente mais également lourde d’exprimer la réalité d’une manière donnée, ce que les défenseurs de la "traduction libre" appellent "liberté" est vraiment une obligation: il n’est pas sensé de penser à une transposition de la même robe linguistique dans une culture ou cette robe a une valeur sémiotique complètement différente. Ce qu’on appelle la traduction libre ne serait être autre que – en termes Whorfiens – une traduction obligatoire, la transposition d’une relation en une autre relation. Ou, plus précisément, de la relation verbale que le texte de la protoculture a avec la réalité extérieure, représentée par le prototexte traduit dans la relation verbale texte-protoculture (ou la métaculture), représentée par le métatexte. La présomption de liberté de Whorf se révèle pour ce qu’elle est en réalité, et cela explique le paradoxe auquel nous avons fait allusion dans la section précédente entre la traduction menottée et la traduction libre (Chukovsky).
Un écrivain Italien contemporain, Augusto Frassineti, se rebelle contre les défenseurs d’une traduction trop restreinte selon le critère philologique, et déclare ouvertement qu’il est en faveur de la traduction comme une reprise, comme un recodage libre.
Par (traduction) libre, je veux dire, en autant qu’elle demeure inchangée par ce respect fétichistique pour le texte en tant qu’outil culturel de traduction, qui se veut comme une imitation de l’original dans un sens stricte, en fait, je pense que de la même façon, l’art figuratif devait à un moment donné être une imitation de la nature. (1984:152)
Pour utiliser la terminologie de Locke, un philologiste est un fétichiste, qui a le prototexte comme objet de son attention morbide, et qui présume exciter le lecteur de la même façon. Celui qui ne préfère pas la traduction libre est malade, parce qu’au lieu de se concentrer sur la vie, il se concentre sur lui-même, il est un narcisiste, il ne peut aimer uniquement qu’une certaine paraphernalie textuelle de ses semblables.
La traduction atteint son moment de liberté maximale avec la théorie de la traduction déconstructioniste de Jacques Derrida. Ceci, même s’il est déclaré que la théorie de la traduction de Derrida est l’ennemie de la poursuite de la liberté. La traduction de Derrida est libre parce qu’elle ne vise même pas à être libre, parce qu’elle oublie un et tout devoir, qu’il soit philologique ou libéral, et se révolte contre toute intention de communiquer le contenu du prototexte, de "transmettre imprécisément un contenu non-essentiel". Dans Des tours de Babel, de 1985, il énonce les quatre principes de la traduction:
1. La tâche du traducteur n’est pas révélée par quelqu’indication.
2. La traduction ne vise pas essentiellement à communiquer.
3. La traduction n’est ni une image ni a copie.
4. La traduction n’a pas d’obligation de transporter les contenus, mais doit faire l’évidence de l’affinité entre les langages, doit exhiber son potentiel (1985: 386-395).
La traduction de Derrida est une traduction primodiale permise par le signe interprétant subjectif, qui n’a pas pour but de produire un texte apte à être compris, qui n’a pas pour but de communiquer avec l’extérieur. Un traducteur "libre" est un exhibitionniste qui se plaît à étaler son habilité à traduire à sa façon. Le traducteur Derridien est un narciciste, parce qu’il ne se soucie pas du texte excepté comme miroir de sa bravada; il est interessé par lui-même en sa qualité de traducteur compétent.
C’est sans doute une vue de la traduction libre, libre des liens de quelque sorte, et envers le prototexte et envers le lecteur. Mais je ne crois pas qu’aprés l’impression initiale une telle vue peut possiblement provoquer, qu’elle ait une valeur heuristique quelconque parce qu’elle fait provocativement table rase de l’importance reconnue des traducteurs dans notre société.
Je termine cette marche nonchalante parmi les points de vue sur la traduction libre avec un classique: George Steiner. À ce point nous exprimons notre reconnaissance profonde de la notion arbitraire implicite dans toute lecture interprétative (dans toute lecture) et dans toute acte d’écriture ou de traduction. Mais heureusement, il n’y a pas de directeur-traducteur au premier plan. La liberté de la traduction selon Steiner est par dessus tout la liberté de l’auteur et du prototexte:
C’est le produit exponentiel de tous les mondes possibles du sens et du non-sens comme ils sont interprétés, imaginés, testés, mélangés par l’interaction de deux libertés: celle du texte, en mouvement dans le temps, et celle du récipiendaire. (1989: 83)
Bibliographie
CHUKOVSKY K., Vysokoe iskusstvo (1968), in Sobranie sochinenij v pjatnadcati tomah, edited by E. Chukovskaya, Moskvà, Terra, 2001, vol. 3. ISBN 5-275-00127-4.
DERRIDA J., Des tours de Babel (1985), in NERGAARD S. (ed.), Teorie contemporanee della traduzione. Texts by Jakobson, Levý, Lotman, Toury, Eco, Nida, Zohar, Holmes, Meschonnic, Paz, Quine, Gadamer, Derrida, Milano, Bompiani, 1995, ISBN 88-452-2470-8, p. 367-418.
FRASSINETI A., Nota del traduttore, in Diderot, D., Il nipote di Rameau, Torino, Einaudi, 1984, ISBN 88-06-05737-5, p. 150-153.
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SCHOPENHAUER A., Della lingua e delle parole, in Sul mestiere dello scrittore e sullo stile (1851), translation by Eva Amendola Kuhn, Milano, Adelphi, 1993, p. 125-149. ISBN 88-459-1013-X. Original title: Über Sprache und Worte, in Parerga und Paralipomena.
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VIVES J. L., Versioni o interpretazioni (1533), edited by Emilio Mattioli, in Testo a fronte, n. 12, Milano, Crocetti, 1995, ISBN 88-7887-00183-0, p. 127-132.
ZHUKOVSKIJ V. M., O perevodah voobshche i v osobennosti o perevodah stihov (1810), in V. A. Zhukovskij-kritik, Moskvà, Sovetskaja Rossija, 1985, p. 81-85.