"Uniquement des évènements particulièrement dramatiques, meurtre et homicide pour ainsi dire, et les pires terreurs ont été mémorisés par moi dans leur libellé en Ladino, et très précisément et indestructiblement en plus" 1.
Dans chaque contexte culturel il y a des modes typiques d’expression qui rassemblent des mots afin de signifier quelquechose qui n’est pas limité à la somme des significations des mots individuels qui les composent; une signification supplémentaire, ordinairement métaphorique, devient une partie, une parcelle de cet assemblage particulier. "Se trouver entre le marteau et l’enclume" ne signifie pas littérallement être dans cette position physiquement; cela signifie plutôt être dans une situation stressante ou très difficille. Dans notre vie de tous les jours nous trouvons très rarement de marteau ou d’enclume dans notre environnement immédiat.
Les phraséologismes – ou les expressions qui voudraient en devenir – sont énoncés en énormes quantités, mais n’ont pas toujours de succés. Quelquefois ils sont énoncés et disparaissent presque simultanément. Les seuls cas qui créent des problèmes pour le traducteur sont les idiomes lexicaux stables, récurents, qui ne comptent pas uniquement sur la logique du lecteur pour leur signification métaphorique quand ils sont lus, mais aussi, et surtout, sur la valeur qu’une telle métaphore a assumé dans l’histoire du langage dans lequel se tient la discussion.
Le premier obstacle pour le traducteur consiste à reconnaître les phraséologismes. S’ils ne sont pas reconnus, ils sont traduits en interprétant la signification de chaque mot individuel à la lettre, avec un résultat pour le moins douteux. Le traducteur est toujours vigilant afin de bien identifier un passage qui est marqué, il se forme une sensitivité particulière qui lui permet, idéalement du moins, de s’arrêter et de penser à une formule inhabituelle même quand il n’a pas rencontré cette expression idiomatique particulière dans des travaux précédents
Quand l’expression est identifiée, le problème suivant consiste à la décoder. Tous les auteurs sont d’accord que les dictionnaires ne sont pas toujours des outils fiables en ce sens. D’abord, ils ne contiennent pas tous les phraséologismes, puis parce que de nouveaux phraséologismes sont créés chaque jour, et finalement parce que les dictionnaires ont des longeurs limitées et ne peuvent pas tout contenir. Le second problème consiste à identifier les phraséologismes sous un titre donné: "Être entre le marteau et l’enclume" peut être trouvé sous les mots "entre", ou "enclume", ou "marteau", ou "être", mais il est certain que s’il est présent sous un titre il est absent dans tous les autres titres, autrement le dictionnaire serait trop redondant (une certaine redondance physiologique et fonctionnelle est nécessaire pour une communication effective, afin de remplir les "vides" produits par le bruit physique et/ou sémiotique).
Ce dernier problème est facilement évitable si l’on a une éditon CD du dictionnaire, et si le programme pour la gestion des données du dictionnaire permet ce qu’on appelle la "recherche plein texte". Si, par exemple, on recherche le mot "enclume" dans le Dictionnaire Webster’s New World, les mots suivants sont proposés: enclume, os, oreille, robuste, corne, incus, oreille moyenne, forge,"enclume, os, oreille, robuste, corne, incus, oreille moyenne, forge", et le mot qui m’intéresse n’est aucun de ceux-là.
Le troisième problème est celui de l’usage de dictionnaires bilingues. Dans ce cas, les solutions présentées ne constituent pas l’explication du sens des phraésologismes qui, dans les intentions du catalogueur, devraient servir à les traduire dans l’autre langage. Puisqu’il n’y a jamais de bonne coincidence de la signification entre les phraséologismes, il existe un très grand risque d’en trouver d’autres qui ont de métaphores différentes, une signification différente, et qui ne sont pas applicables du tout à des cas spécifiques.
Lorsque l’idiome a été reconnu et compris, la tâche n’est pas encore terminée: au contraire, on pourrait dire qu’elle vient tout juste de commencer. Le problème est de trouver une expression traduisante.
Dans les cas les plus heureux, le même phraséologisme a été créé dans les deux cultures basé sur la même métaphore. Le cas de l’exemple mentionnée, "être entre le marteau et l’enclume", existe aussi en:
Italien: trovarsi tra l’incudine e il martello
Français: entre l’enclume et le marteau
Russe : meždu molotom i nakoval´nej
Allemand: zwischen Hammer und Amboss
Bulgare: meždu čuk i nakovalnja 2
et, dans plusieurs autres langages, je suppose. Ce genre de traduction peut rarement être fait, c’est uniquement lorsque l’opportunité se présente et que le phraséologisme n’a pas de connotation de culture spécifique (autrement il est perdu et constitue une perte en traduction).
Dans d’autres cas, le traducteur opte pour un idiome différent, basé sur une métaphore différente, qui, selon le traducteur, transmet le même genre de signification contextuelle. Vlahov et Florin utilisent l’exemple de l’idiome qui signifie "être fortuné". Voici quelques exemples:
Italien: nascere sotto la buona stella
Italien: essere nato con la camicia
Français: être né coiffé
Anglais: to be born with a silver spoon in one’s mouth
Anglais: thank one’s (lucky) stars
Anglais: to be born with a cowl on one’s head
Russe: rodit´sja v soročke, v rubaške
Russe: rodit´sja pod sčastlěvoj zvezdój
Dans un texte connotatif le choix d’un idiome traducteur peut être un gros problème, parce que l’intention de l’auteur peut être d’utiliser une métaphore donnée (par exemple les étoiles, ou les chemises mentionnées ci-haut), qui peut fonctionner en relation avec le réseau des références intertextuelles et avec les allusions distribuées volontairement par l’auteur à l’intention du lecteur modèle enclin a faire des conjectures données, et le remplacement de l’idiome peut changer radicallement la teneur de la métaphore, induisant ainsi le lecteur du métatexte en erreur.
Si, d’autre part, ce qui compte le plus est uniquement la transposition de la signification dénotative, par exemple quand la notion de "jamais" est exprimée par un phraséologisme, on peut utiliser des métaphores différentes sans grande difficulté:
Allemand: wenn die Hunde mit dem Schwanz bellen (quand les chiens commence à japper avec leur queue - when the hounds start barking with their tail)
Anglais: quand la lune devient fromage vert - when the moon turns to green cheese
Russian: kogda rak na gore svistnet i ryba zapoet (quand le crabe siffle dans les montagnes et que le poisson commence à chanter - when the crab whistles in the mountains and the fish starts singing)
Bulgare: koga se pokači svinja s ž´´lti čehl i na kruša (quand le cochon en pantoufles jaunes grimpe le poirier - when the pig in yellow slippers climbs the pear tree)
Italien: alle calende greche
Il y a de plus la possibilité de faire une traduction non phraséologique d’un idiome. Ce choix est préféré quand la signification dénotative de l’action de traduction est choisie comme un dominant et que l’on est prêt à un compromis pour la présentation de la couleur expressive, des nuances de la signification, de la connotation et de la forme aphoristique.
Dans le cas d’une interprétation qui n’est pas phraséologique, il existe deux possibilités: on peut opter pour une traduction lexicale ou pour un calque. La traduction lexicale consiste à expliciter par d’autres mots la signification dénotative du phraséologisme, en abandonnant tous les autres aspects de style et de connotation. Dans le cas de l’idiome du "marteau et de l’enclume" une interprétation lexicale pourrait être: "se trouver dans une situation difficille, stressante".
Autrement le calque consisterait à traduire l’idiome à la lettre dans une culture ou une telle forme n’est pas reconnue comme étant un idiome: dans ce cas le lecteur de la culture cible perçoit l’idiome comme inhabituel et sonde le problème pour l’interpréter d’une façon métaphorique, non littéralle. Le calque a l’avantage de conserver intactes toutes les références de second-degré, non-dénotatives, qui dans la stratégie de quelques auteurs peuvent avoir une importance essentielle. Il est vrai que la reconstruction de la signification dénotative est laissée à la convivialité de la culture cible, mais il est vrai aussi que la métaphore est un mécanisme sémiotique primaire essentiel, qui, par conséquent, appartient à toutes les cultures.
Bibliographie
CANETTI ELIAS Die gerettete Zunge. - Die Fackel im Ohr. - Das Augenspiel, München, Carl Hanser Verlag, 1995, ISBN 3-446-18062-1.
CANETTI ELIAS The Tongue Set Free. Remembrance of a European Childhood, translated by Joachim Neugroschel, in The Memoirs of Elias Canetti, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1999, ISBN 0-374-19950-7, p. 1-286.
RECKER JA. I. Teorija pere voda i perevodčeskaja praktika, Moskvà, Meždunarodnye otnošenija, 1974.
VLAHOV S., FLORIN S., Neperovodimoe v perevode, Moskvà, Vysshaja shkola, 1986.
1 Canetti 1999: 12-13.
2 Vlahov e Florin: 239.
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