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La traduction de l’essai, isolée des sous-types de textes traduits, est rarement traitée comme une catégorie par elle-même.
C’est aussi à cause de l’ancienne distinction faite entre la "traduction littéraire" et la "traduction technique", noms sous lesquels certains présumaient épuiser le spectre entier des types de textes possibles. Un court préambule est par conséquent nécessaire afin de définir les termes du discours.
Nous avons jusqu’à maintenant étudié la traduction pour le cinéma, (doublage et sous-titrage), pour le théâtre, la traduction de la poésie et la traduction journalistique, en définissant la portée de la mise en application de chacune d’elles. Premièrement, je dois répéter que toutes ces catégories ne sont pas mutuellement exclusives. Par exemple, la traduction pour les éditeurs et la traduction de l’essai se partagent un vaste cercle.
La traduction de l’essai prend en compte des textes qui ne sont ni de la fiction ni de la poésie, donc elle est incluse dans les limites de la non-fiction. Toutefois, différemment d’un texte scientifique ou d’un domaine spécifique, la composante esthétique dans un texte d’essai est quelquefois très importante. Le sujet peut être philosophique, politique, littéraire, scientifique ou société contemporaine (par conséquent différent de la fiction, dû au fait que le sujet est toujours relié à un domaine organisé de la connaissance). Mais l’argument, contrairement à celui d’un article scientifique, est quelquefois écrit sans références ponctuelles ou forcées à la bibliographie appropriée. Alors que dans un article scientifique tous les énoncés doivent être le résultat de d’autres articles scientifiques cités ou d’expérimentations empiriques faites par le chercheur qui écrit l’article, l’élégance du traitement permet de voler plus haut, de prendre pour acquises les références qui sont considérées comme étant bien connues. La référence intertextuelle dans un essai peut par conséquent être implicite, et l’essai est moins orienté sur la mise à jour de la communauté scientifique internationale quant aux plus récents développements de la recherche dans un domaine donné que sur des réflexions d'un caractère plus général axées sur l’orientation de la méthodologie mise en scène que sur les détails d’une simple expérience.
Grâce à ce caractère méditatif général, typique d’un essai philosophique (on pourrait dire que l’essai est une extension du genre de l’"essai philosophique" à d’autres domaines de la connaissance: la philosophie de la science, la philosophie du langage, la philosophie de la politique, la philosophie de la littérature), l’essai est ordinairement plus élégant et plus éloquent littérairement qu’un article scientifique. De plus, contrairement à un article scientifique, caractérisé par une dénotation, ou une référence forte, un essai contient plusieurs références connotatives et intertextuelles. Et tout ceci a aussi des conséquences très importantes sur le plan de sa traduction.
Prenons l’exemple d’un essai du domaine des études en traduction, peut être l’essai le plus prestigieux dans ce domaine, le classique After Babel (Après Babel) de George Steiner. Voici une phrase choisie au hasard dans le livre:
Wittgenstein demanda où, quand et selon quel critère établi rationnellement pouvait-on dire que le processus libre mais encore potentiellement relié et ayant une association significative à la psychanalyse pouvait s’arrêter. Un exercice en lecture ‘totale’ est aussi potentiellement sans fin. (Steiner 1998: 8).
En 38 mots Steiner implique plusieurs disciplines et plusieurs auteurs et beaucoup de connaissances indispensables au traducteur lorsqu’il traite de l’interprétation interlinguale. Voici un exemple:
- Wittgenstein: la pensée de Wittgenstein doit être connue, et en particulier son essai sur la psychanalyse. Des conversations au sujet de Freud, dans lesquelles le philosophe critique l’interruption de la thérapie, confiée au jugement unique et partiellement intuitif du thérapeute, puisque le processus pourrait hypothétiquement continuer pour toujours;
- psychanalyse: la connaissance de Freud et de la psychanalyse, et en particulier de la question complexe des analyses qui ont une fin ou celles qui n’en n’ont pas; le débat épistémologique provient du conflit, initié par Wittgenstein lui-même, entre la physique, la science des sciences, et la discipline nouvellement instituée de la psychanalyse;
- association: la traduction de ce mot, en fonction d’une référence implicite à la théorie de Freud de l’"association libre", implique la reconnaissance de cette référence et en conséquence sa prise en compte;
- signifiant: lorsque l’on traite d’un texte sur la traduction, le mot "signifiant" fait retentir une série (ou du moins il devrait) d’alarmes. En regardant la théorie de Saussure à propos de signifiant et de sa signification (signifiant et signifié): est-ce que "signifiant" peut être la traduction de l’un de ces termes? La réponse que le traducteur doit se donner est non, parce que les deux termes en Anglais sont "signifier" et "signified. Une autre alarme retentit à propos de la significance, voulue comme l’explication de la signification: est-ce que le "signifiant" peut être, dans ce cas, l’adjectif tirée de la "significance", tel que Charles Morris a voulu le dire avec les mots Signification et Significance? Ou bien est-ce tout simplement un adjectif (non pas un terme technique) qui veut dire quelque chose comme "significatif"? C’est uniquement après que le traducteur aura exclu un lien direct avec la terminologie de Morris qu’il pourra en venir à la conclusion que la traduction correcte est l’adjectif "signifiant" simple, et non-terminologique.
- lecture ‘totale’: la compréhension – et la traduction – de cette formule, dans laquelle Steiner présente ‘total’ dans des citations uniques, comme pour indiquer une utilisation connotative, personnelle, métaphorique, présuppose au moins une connaissance de la théorie de Catford de la «traduction totale», sinon de la théorie de Torop du même nom. De plus, cela implique que le traducteur est conscient de l’allusion connotative de «lire» dans le sens sémiotique, ce qui n’est pas la lecture d’un texte verbal écrit mais l’interprétation de ce que le patient dit en psychanalyse. Dans cette double métaphore, le «texte» que le patient construit session après session est assimilé comme un texte écrit, un texte unique, et le psychanalyste est comparé à un lecteur-interprète.
- interminable: cet adjectif, aussi, présuppose que le traducteur comprend la référence intertextuelle au débat entre une analyse qui a une fin et une analyse interminable et qu’il utilise dans le métatexte, le mot qui, dans la culture cible, constitue une référence intertextuelle au débat; par exemple, en Italien l’adjectif «interminable» et non pas «infinito».
Nous pouvons voir par cet exemple comment un extrait simple de six lignes d’un essai peut mettre en jeu une série de sages énoncés de diverses disciplines, différents aussi du domaine d’intérêt déclaré dans le livre même. Ceci est typique de la traduction d’un essai, comme c’est aussi typique que le style d’écriture ne soit pas une énumération sèche de données expérimentales, mais c’est plutôt un style significatif qui fait qu’il est souvent possible de retracer l’auteur original sans savoir qui il est. Dans la traduction d’essais les difficultés terminologiques de la traduction d’un domaine spécifique (si seulement à un niveau moyen de technicité) augmentent avec l’addition des difficultés de la traduction littéraire.
Bibliographie
CANETTI ELIAS Die gerettete Zunge. - Die Fackel im Ohr. - Das Augenspiel, München, Carl Hanser Verlag, 1995, ISBN 3-446-18062-1.
CANETTI ELIAS The Tongue Set Free. Remembrance of a European Childhood, translated by Joachim Neugroschel, in The Memoirs of Elias Canetti, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1999, ISBN 0-374-19950-7, p. 1-286.
STEINER GEORGE After Babel. Aspects of Language and Translation, 3rd edition, Oxford-New York, Oxford University Press, 1998 (1975), ISBN 0-19-288093-4.