"J’ai gardé toutes les histoires en les faisant tourner plus et en les utilisant comme points de départ pour en inventer de nouvelles pour moi-même; mais je n’étais pas moins séduit par les domaines de la connaissance" 1.
Souvent la distinction la plus évidente qui puisse être faite pendant qu’on essaie de créer une typologie de la traduction est celle entre la traduction littéraire et la traduction technique.
Dans la réalité du marché, une telle distinction n’est pas très productive, surtout parce que les deux catégories ne sont pas clairement définies.
Il existe des différences majeures entre une traduction commandée par un éditeur et une traduction commandée par un type de compagnie différent qui en a besoin pour son usage interne, ou pour la publier sous forme de pamphlet pour accompagner d’autres produits, ou comme matériel de publicité.
Alors que la traduction littéraire proprement dite compte pour seulement un pourcent de la production de la traduction 2, il est clair que lorsque des personnes parlent superficiellement de "traduction littéraire" elles sont enclines à se méprendre ou à la confondre avec la traduction pour les éditeurs.
La "traduction littéraire" signifie pour moi uniquement la traduction des oeuvres de fiction (romans, contes) ou de poésie ou de théâtre ou, occasionnellement, de cinéma. La traduction pour les éditeurs, d’autre part, a à son compte une énorme masse de textes non-littéraires. Selon la source citée ci-haut, les traductions pour les éditeurs sont responsables de vingt pourcent du total des traductions, et de toutes ces traductions seulement un vingtième est classée parmi les traductions littéraires. Par conséquent je crois qu’il est plus intéressant d’utiliser la catégorie de traduction pour les éditeurs (ordinairement absente des typologies). Dans la traduction pour les éditeurs, on peut faire la distinction entre la traduction littéraire, la traduction non-fictive, la traduction de la poésie, et la traduction journalistique.
En ce qui a trait à la traduction pour les éditeurs, la plus grande partie est représentée par la traduction de secteurs particuliers, ou traduction spécialisée. Dans la section précédente j’ai esquissé les principes de la terminologie, qui sont aussi valides lorsque l’on traite de traduction spécialisée.
Lorsque j’ai traité de la traduction en général, j’ai souligné l’importance de l’analyse orientée vers la traduction, du choix de l’élément dominant pour le lecteur du métatexte, de l’individuation de la perte en traduction et de son interprétation métatextuelle. Tous ces paramètres sont particuliers à la traduction spécialisée.
Analyse orientée vers la traduction: Dans un texte spécifique à un secteur spécialisé, vous n’avez pas à faire une analyse totale, parce qu’une série de variables reliés au texte général sont exclus d’avance. Dans la traduction spécialisée les éléments qui doivent être analysés sont principalement:
- Le niveau de spécialisation du texte; un texte spécialisé peut être populaire (comme dans le cas du mode d’emploi d’un appareil, dans lequel doivent être traduites des information techniques dans un langage compréhensible pour tous); le texte peut être à un niveau moyen de spécialisation, de sorte qu’il soit compréhensible, non seulement par le personnel technique, mais aussi par des gens qui ont une compétence dans des domaines connexes; ou il peut s’adresser uniquement à des experts dans ce domaine, et par conséquent être à un très haut niveau de spécialisation;
- Le domaine: comme nous l’avons vu dans la section précédente, les termes ont généralement un équivalent unique dans d’autres langages qui correspond un-pour-un pour désigner un objet ou un phénomène; mais grâce à la possibilité d’emprunt de croisement, il se peut que dans un langage donné le terme bullet (balle) du secteur de l’Armée soit emprunté par le secteur de la Finance. Afin que la correspondance un-pour-un puisse être garantie, il est par conséquent indispensable de savoir dans quel domaine le texte a été écrit pour que la terminologie ne devienne pas ambigue.
5. La cible du texte: le texte spécialisé est caractérisé par un contenu très élevé en information, au détriment de son contenu poétique et connotatif; le traducteur a par conséquent beaucoup de liberté d’action, vu qu’il sait exactement quelle est la cible informationnelle du texte.
Choix de l’élément dominant: La cible informationnelle du texte constitue toujours l’élément dominant absolu dans une traduction spécialisée. Voyons ce que dit Federica Scarpa à ce sujet:
L’objectif premier du traducteur non-littéraire n’est pas nécessairement la "fidélité" à la forme du texte original – qui souvent au contraire, doit être améliorée – mais à la reproduction intégrale de l’information contenue dans le texte original et son adaptation à des normes et des conventions éditoriales de la culture et du langage cibles 3.
De ce point de vue, le choix de l’élément dominant de la traduction spécialisée crée de moins nombreux problèmes lorsqu’on le compare à un texte non spécialisé.
La perte en traduction et l’interprétation métatextuelle: La traduction interlinguale spécialisée peut être pratiquement libre de perte en traduction, excepté pour ce qui est de la perte commune à toutes les formes de communication. En prenant pour acquis qu’il n’existe pas de confusion de la part du traducteur au sujet du secteur auquel appartient le texte, le niveau de spécialisation et la connaissance de la cible du texte, l’opération ne devrait pas causer de perte. Par conséquent il n’est pas ordinairement nécessaire de faire une interprétation métatextuelle, aussi parce que le prototexte ne constitue pas un objet de vénération philologique, mais plutôt un outil de communication à être utilisé, après quoi il ne reste aucune trace de la traduction, ni qu'il devrait y en avoir.
Dans ce type de traduction, la tendance à tourner vers le pôle de l’adéquation ou de l’acceptabilité est plutôt facile à résoudre. L’adéquation n’a pas de signification du tout parce que, comme le dit Scarpa dans le message cité, une amélioration du prototexte est souvent nécessaire. L’amélioration du texte au cours de la traduction ou après – malheureusement encore utilisé même par des éditeurs prestigieux – trouve sa raison d’être en traduction spécialisée et non en traduction pour les éditeurs. Et dans ce cas le principe qui dit que la traduction ne doit pas être perçue comme telle est légal, parce que même dans un texte spécialisé la perception qu’il s’agisse d’un texte traduit signifie aussi, la plupart du temps, qu’il faut y mettre un gros effort pour décoder la traduction.
La différence de base quant à l’approche aux deux types de traduction est soulignée d’une façon très compréhensible et perceptive par Scarpa:
En fin de compte, l’approche "divorçante" de la traduction littéraire, ou le lecteur est immergé dans un texte dans lequel les différences entre la source et la cible du langage et de la culture sont ordinairement préservées parce que c’est le texte qui compte, on oppose une approche "familiarisante" ou "localisante" à la traduction spécialisée – en empruntant une expression de la traduction de logiciels pour son adaptation aux besoins des usagers de la culture cible – alors que le langage, la culture source tendent à être rapprochés plus près et être familiarisés pour le lecteur cible, parce que le texte est surtout perçu comme un moyen de transmettre de l’information 4.
Ce qui a été dit ne signifie pas que le traducteur spécialisé (ou le traducteur de multiples spécialisations qui traite de traduction spécialisée) a nécessairement la vie plus facile. Ses honoraires sont généralement plus élevés que ceux de son collègue qui travaille pour les éditeurs et, comme le temps passe et que son habileté s’aiguise, le temps nécessaire pour traduire une page est progressivement moindre.
En contraste, le traducteur doit, uniquement à des fins de spécialisation, connaître les habitudes textuelles qui sont en usage dans le secteur. Les mêmes concepts, exprimés d’une façon différente de ce qu’ils le sont ordinairement, peut provoquer un divorce indésirable dans le texte informatif. Afin de neutraliser ce problème, le traducteur doit travailler à partir de textes prototypes, ce qu’on appelle les "textes parallèles", qui sont des textes du même secteur, écrits originalement dans le langage et la culture cibles. Ou si ces textes sont absents, des textes traduits qui sont du même secteur mais de d’autres langages.
Bibliographie
CANETTI ELIAS Die gerettete Zunge. - Die Fackel im Ohr. - Das Augenspiel, München, Carl Hanser Verlag, 1995, ISBN 3-446-18062-1.
CANETTI ELIAS The Tongue Set Free. Remembrance of a European Childhood, translated by Joachim Neugroschel, in The Memoirs of Elias Canetti, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1999, ISBN 0-374-19950-7, p. 1-286.
SCARPA FEDERICA La traduzione specializzata. Lingue speciali e mediazione linguistica, Milano, Hoepli, 2001, ISBN 88-203-2709-0.
1 Canetti 1999: 204.
2 Scarpa 2001: 67.
3 Scarpa 2001: 70.
4 Scarpa 2001: 70.
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